Les efforts de redressement après la pandémie de coronavirus doivent se fonder sur une protection sociale complète, la lutte contre le changement climatique et par la vaccination des personnes les plus pauvres, rapidement.
Lors de la 17e édition de la prestigieuse conférence Raúl Prebisch organisée par la CNUCED, le 15 juin dernier, Esther Duflo, lauréate du prix Nobel, a détaillé ce que devrait être une reprise inclusive après la crise de la COVID-19 et en a tiré quelques leçons.
L'économiste de réputation internationale a déclaré que seule une campagne de vaccination mondiale concertée en vue de contenir la COVID-19 partout, soutenue par des financements adéquats de la part des pays riches, prouverait que les pays développées et en développement sont responsables ensemble de leur destin commun et qu’ils peuvent s'attaquer ensemble aux autres problèmes urgents.
« Nous n'avons qu'un seul monde, et tout est interdépendant », a déclaré Mme Duflo, titulaire de la chaire Abdul Latif Jameel pour la lutte contre la pauvreté et l'économie du développement au Massachusetts Institute of Technology.
Protection sociale pour tous
Mme Duflo a déclaré que la pandémie a prouvé que la protection sociale doit être accessible à tous, et pas seulement aux personnes pauvres ou aux seuls citoyens des pays en développement. C’est ce qu’a montré l’impact des généreuses allocations chômage distribuées aux États-Unis et des programmes similaires de soutien aux salaires en Europe.
Elle a déclaré que ces programmes prouvent l'immense valeur des systèmes de protection sociale qui placent la dignité humaine au cœur des enjeux économiques.
Mme Duflo a souligné que les recherches économiques menées au fil des ans avaient renversé l'argument de certains responsables politiques selon lequel les gens deviennent paresseux lorsqu'ils bénéficient d'une aide au chômage.
« Débarrassez-vous de l'idée que nous devons maintenir la pauvreté pour éviter que les gens ne se sentent trop à l'aise à cause d’une protection sociale et refusent alors de travailler », a-t-elle déclaré.
Lutter contre le changement climatique
Mme Duflo a également déclaré que la pandémie de COVID-19 est l'occasion de réfléchir plus sérieusement à la manière dont nos choix affectent l'avenir de la planète.
Selon elle, les gens souffrent d'un "biais de projection" et n'aiment pas envisager les mauvaises situations.
« Nous pensons que les choses seront toujours ce qu'elles sont aujourd'hui, donc puisqu'il n'y a pas encore de catastrophe climatique ou que le changement climatique n’est ressenti que dans les pays lointains, nous pouvons simplement l'ignorer », a-t-elle déclaré.
Toutefois, a ajouté Mme Duflo, la pandémie montre que les catastrophes annoncées par les scientifiques se produisent parfois réellement et que, selon cette logique, le changement climatique dans une partie du globe menace les gens partout ailleurs sur terre.
Réaliser notre communauté de destin
La lauréate du prix Nobel a déclaré que la réponse à la pandémie est l'occasion de forger un véritable destin commun aux mondes riche et pauvre.
Alors que des programmes de vaccination dotés de moyens importants ont permis aux pays riches de maîtriser la COVID-19, la pandémie fait toujours rage dans les pays pauvres.
Selon Mme Duflo, même la récente promesse du Groupe des Sept (G7) de fournir un milliard de vaccins contre le coronavirus aux pays les plus pauvres ne permettra pas de combler le vaste fossé qui prévaut pour s’approvisionner en vaccins vitaux.
Elle a déclaré que ce destin partagé ne serait réalisé que « si les pays riches étaient en mesure d'engager suffisamment de ressources et d'exercer leur influence sur les entreprises pharmaceutiques pour rendre possible une vraie politique de vaccination mondiale ».
Mme Duflo a également déclaré que si les pays riches avaient dépensé plus de 20 % de leur PIB pour aider leurs populations à surmonter la crise, les pays pauvres ne pouvaient se permettre de dépenser que 2 % de leur PIB, preuve de l’ampleur des inégalités.
Légitimité des gouvernements
Selon Mme Duflo, la pandémie représente également un moment décisif pour les gouvernements de nombreux pays et leur offre une chance de reconstruire leur légitimité.
« Il est facile de taper sur les gouvernements comme sur des punching-ball, mais la crise de la COVID-19 nous rappelle pourquoi nous avons besoin de gouvernements », a-t-elle déclaré.
Elle a cité les mesures d'endiguement de la COVID-19, telles que les obligations à porter un masque, les règles de distanciation sociale, les plans de sauvetage économique et le développement et la distribution de vaccins, comme des exemples probants du rôle clé des gouvernements.
Cependant, la confiance dans ces derniers a chuté dans le monde entier, a-t-elle ajouté, notant que les pays dont les gouvernements n’ont pas la confiance de leur population ont obtenu de mauvais résultats dans leurs réponses à la pandémie.
Effet surestimé des incitations financières
Selon Mme Duflo, les décideurs politiques aux États-Unis et ailleurs surestiment l'influence des incitations financières sur le comportement des personnes.
Par exemple, certains économistes et décideurs politiques aux États-Unis se sont inquiétés du fait que les allocations chômage dispensées pendant la COVID-19 étaient trop généreuses et décourageraient le retour au travail.
Cependant, Mme Duflo a expliqué qu'il existe peu de preuves que les gens préfèrent une incitation financière à un emploi réel.
« Des allocations chômage généreuses ne découragent pas les personnes de travailler », a-t-elle déclaré, faisant valoir que les gens préfèrent travailler pour donner un sens à leur vie et faire une différence dans leur communauté.
L'économie est plus rigide et les personnes tiennent plus à leur lieu de vie qu’on le pense
Mme Duflo a également mis en avant des recherches qui soulignent que l'économie est "plus rigide" et a contredit les récits alarmistes sur la migration.
A contrario de nombreux modèles économiques qui partent du principe qu'en cas de choc économique, les gens réagissent en se déplaçant vers d'autres régions ou d'autres secteurs, les recherches démontrent que la mobilité géographique et sectorielle a nettement diminué au cours des dernières décennies.
Par exemple, aux États-Unis, malgré les chocs économiques, la mobilité annuelle entre les comtés était de 7 % dans les années 1950 et est inférieure à 4 % aujourd'hui, tandis que la mobilité à l'intérieur des comtés est passée de 13 % dans les années 1950 à 7 % aujourd'hui.
Au plus fort de la crise financière grecque, entre 2010 et 2015, moins de 3 % de la population a quitté la Grèce, alors que le chômage atteignait 27 %.
« En temps normal, même au sein des zones de libre circulation, la migration est très faible », a déclaré Mme Duflo, ajoutant que la COVID-19 avait entraîné un nouvel effondrement du nombre de migrants, même au sein des pays en développement.
Elle a cité l'exemple de l'Inde, où des millions de travailleurs migrants qui vivaient sur leur lieu de travail en ville se sont retrouvés bloqués quand l'économie s'est arrêtée, alors qu'ils tentaient de retourner dans leur région d'origine.
Les « troubles du commerce »
Mme Duflo a également exhorté le monde à accorder plus d'attention aux "troubles du commerce", et pas seulement aux gains qu’il procure.
« Le commerce est associé à l'inégalité dans les pays pauvres », a-t-elle déclaré, en donnant l'exemple des cols bleus du Mexique qui ont perdu 15 % de leur salaire réel entre 1987 et 1990 en raison de la libéralisation unilatérale du commerce, alors que les cols blancs eux ont gagné 15 %.
Elle a ajouté que la même chose s'est produite en Argentine, au Brésil, au Chili, en Chine, en Colombie et en Inde en raison de la libéralisation unilatérale du commerce à la fin des années 1980 ou au début des années 1990, suivie d'une forte augmentation des inégalités.
Selon Mme Duflo, les politiques commerciales devraient être accompagnées de mesures visant à aider les personnes affectées par ces politiques, en particulier les plus pauvres.
Restaurer la dignité humaine
Mme Duflo a expliqué comment la dignité humaine s'est érodée ces dernières années, en partie à cause de l'évolution rapide des emplois et de la baisse des revenus.
En conséquence, entre 1990 et 2014, on a assisté à une forte augmentation des problèmes sociaux tels que suicides, décès liés à la drogue et diminution du nombre de mariages.
Et les programmes d'aide sociale ont encore plus privé les gens de leur dignité pour ne pas servir d'incitation à la paresse, a déclaré Mme Duflo.
Mais la crise de la COVID-19 donne au monde l'occasion de remettre la dignité humaine au centre de la protection sociale pour un avenir meilleur, a-t-elle ajouté.
Des économistes plombiers
En conclusion, Mme Duflo a déclaré que les économistes devaient aider les gouvernements à concevoir leurs plans de relance post COVID-19 et s'engager davantage dans les détails de l'élaboration de ces politiques.
Ce faisant, ils devraient adopter l'état d'esprit d'un plombier, qui doit trouver des solutions pour s'adapter aux réalités, plutôt que de s'appuyer sur des théories.